Les Etats-Unis pourraient devenir le plus grand paradis fiscal de la planète

Le Monde |

Par Gabriel Zucman, professeur d’économie à l’université de Berkeley, Californie

TRIBUNE. Que compte faire notre prochain président pour bâtir une fiscalité moderne, adaptée à la mondialisation ? Difficile de savoir à la lecture des programmes des candidats, qui rivalisent de flou sur la question. Il y a pourtant urgence, à l’heure où les Etats-Unis et la Grande-Bretagne s’engagent sur la voie du dumping fiscal. Sans orientation claire et précise, le risque est réel que la France subisse des pertes de recettes publiques significatives.

Un bouleversement fiscal inédit se prépare, en effet, à Washington, dont on n’a pas pris la mesure à Paris. Adieu Irlande, Luxembourg et Bermudes ; ces paradis fiscaux sont sur le point d’être ringardisés par l’Amérique de Donald Trump. Les républicains du Congrès souhaitent rendre l’impôt sur les sociétés des Etats-Unis ajustable aux frontières, c’est-à-dire détaxer les exportations — qui sortiraient de la base imposable — et surtaxer les importations — dont le coût ne pourrait plus être déduit des profits.

Si ce projet aboutit, les Etats-Unis siphonneront la base fiscale des pays du monde entier, devenant de facto le plus grand paradis fiscal de la planète. Les multinationales auront intérêt à manipuler leurs prix de transferts — les prix auxquels elles se facturent les biens et les services qu’elles s’échangent d’une filiale à l’autre — de façon à déplacer artificiellement leurs profits outre-Atlantique. Apple Californie, par exemple, pourrait faire payer demain à prix d’or le droit pour ses filiales étrangères d’utiliser sa marque et son logo, réduisant d’autant les profits imposables en France, sans pour autant augmenter d’un iota ceux taxables aux Etats-Unis, puisque les exportations n’y seront pas imposées. Zéro pour cent, voilà un taux modeste que même l’Irlande et ses 12,5 %, ne pourraient guère concurrencer.

Certes, il n’est pas encore certain à ce stade que cette réforme fiscale voit le jour. Elle se heurte au lobby des importateurs — à la tête desquels se trouve le géant de la distribution Walmart — qui ne trouvent rien à y gagner.

Mais même si ce projet radical n’aboutit pas, les alternatives ne sont pas plus rassurantes et leurs implications similaires. Trump et les parlementaires républicains sont unis dans leur détestation des impôts sur le capital ; la réduction de l’impôt sur les sociétés — ajustement aux frontières ou pas — est l’une de leurs priorités. Trump souhaite un taux de 15 %, le Congrès se contenterait de 20 % — loin, dans les deux cas, du taux américain actuel de 35 % et de celui applicable en France (33 %).

Au Royaume-Uni, Theresa May s’est lancée dans une malheureuse course à l’échalote en promettant de maintenir outre-Manche le taux le plus bas de tous les pays du G20. Aujourd’hui imposés à 20 %, les bénéfices des sociétés anglaises ne seront plus taxés qu’à 17 % en 2020, taux qui sera réduit à 15 % ou moins si Trump applique son programme.

Clé de répartition non manipulable

Fort heureusement, la France et l’Union européenne ne sont pas impuissantes. L’optimisation fiscale et le dumping peuvent être contrecarrés : il suffit de changer la façon dont sont calculés les profits taxables dans chaque Etat. Concrètement, la bonne approche consiste à partir des profits mondiaux consolidés des sociétés et à les allouer en utilisant une clé de répartition non manipulable, à savoir le montant des ventes réalisées dans chaque pays.

Si Apple, par exemple, réalise 10 % de ses ventes mondiales en France, alors 10 % de ses profits mondiaux seraient taxables dans l’Hexagone. Cette approche neutraliserait le dumping fiscal anglo-américain et rendrait entièrement caduque l’optimisation fiscale. Il deviendrait impossible d’enregistrer des profits disproportionnés en Irlande ou aux Etats-Unis. Car si les entreprises peuvent aujourd’hui choisir facilement la localisation de leurs bénéfices, elles ne contrôlent pas celle de leurs clients, qu’elles ne peuvent guère déplacer de la France vers les îles Caïmans !

Cette solution est particulièrement adaptée aux entreprises du numérique, qui sont devenues expertes dans la délocalisation fictive des profits vers les Bermudes (Google Alphabet), le Luxembourg (Amazon), et même — absurdité suprême — vers des territoires non existants (Apple). Bercy connaît la valeur des ordinateurs, téléphones, tablettes et services numériques vendus par Apple en France. Les clients finaux des multinationales sont bien identifiés, car cette information est nécessaire pour collecter la TVA.

L’ogre Trump

Cette réforme de l’impôt sur les sociétés est dans l’intérêt des principaux pays européens — c’est-à-dire de près de 100 % de la population du continent. Les seuls perdants seraient les paradis fiscaux, comme le Luxembourg et l’Irlande, qui ont fait des manipulations comptables des multinationales leur fonds de commerce. Mais leur avis n’est pas contraignant. Rien n’empêche les principaux pays membres de l’UE — France, Allemagne, Italie et Espagne en tête — d’avancer seuls et de décréter qu’ils ventileront demain les profits des sociétés proportionnellement aux ventes réalisées sur leurs territoires. L’imprimatur du Luxembourg n’est pas requis.

Si la France ne parvenait malgré tout pas à convaincre ses partenaires, elle pourrait en dernier recours adopter cette réforme unilatéralement. Bercy exigerait des sociétés opérant en France qu’elles lui communiquent leurs profits mondiaux et la fraction de leurs ventes réalisées dans l’Hexagone — information suffisante pour calculer l’impôt dû. L’accès au marché français serait refusé aux entreprises qui refusent de fournir ces données comptables élémentaires.

Si elle veut éviter de voir ses recettes fiscales dévorées par l’ogre Trump, il est urgent que la France se dote d’un impôt sur les sociétés moderne, immunisé contre les paradis fiscaux, à même de redistribuer équitablement les gains de la mondialisation. La coopération est toujours préférable. Mais à défaut d’accord européen rapide, préparons-nous à faire cavalier seul.

Gabriel Zucman est professeur d’économie à l’université de Berkeley, en Californie, et auteur de La Richesse cachée des nations : enquête sur les paradis fiscaux (Seuil, 2013).