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Quelles leçons tirer du scandale HSBC ? La publication de fichiers volés n’a de justification que si elle permet de faire avancer le bien commun, et en particulier de progresser vers davantage de justice fiscale et de transparence financière. Les précédentes fuites, venues du Luxembourg à l’automne, n’ont jusqu’à présent guère eu de répercussions politiques. Pour que « SwissLeaks » serve à quelque chose, il faut prendre la mesure du chemin qui reste à parcourir dans la lutte contre les paradis fiscaux, et s’atteler dès maintenant à la création d’un cadastre financier mondial.
Au cours des dernières années, de sérieux assauts ont été lancés contre le secret bancaire. Avant la crise financière, à l’époque où Hervé Falciani travaillait chez HSBC, les paradis fiscaux ne communiquaient aucune information aux administrations étrangères. Rien de plus simple alors que de se soustraire à l’impôt : il suffisait d’avoir un compte non déclaré à l’étranger. Tout a basculé en 2010, quand le Congrès américain a adopté la loi Fatca (Foreign Account Tax Compliance Act), qui contraint les banques étrangères à envoyer chaque année au fisc la liste de leurs clients américains, sous peine de se voir infliger une taxe de 30 % sur leurs transactions financières avec l’Oncle Sam.
Sous la menace, les paradis fiscaux ont entrouvert leurs livres. Les autres pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), dont la France, se sont engouffrés dans la brèche, et la plupart des places offshore ont accepté le principe d’un échange automatique de données bancaires à horizon 2018. Si tout se passe bien, Bercy devrait donc recevoir d’ici quelques années des informations détaillées sur les fortunes détenues par les Français à l’étranger. L’engagement pris par la plupart des paradis fiscaux de participer à cet échange automatique, que beaucoup jugeaient utopique il y a quelques années à peine, constitue un immense progrès.
L’enjeu central, pour les années à venir, consiste à s’assurer que les promesses faites seront bien appliquées. Le problème se pose en ces termes : peut-on faire confiance aux banquiers qui pendant des années ont amassé des fortunes en gérant l’argent non déclaré, qui ont caché les fraudeurs derrière des sociétés-écrans aux îles Vierges, ont transporté leur or à travers les Alpes, ont acheminé leurs diamants dans des tubes de dentifrice, leur ont fait parvenir des relevés de compte insérés dans des pages de magazines sportifs, peut-on, donc, leur faire confiance pour demain s’assurer de la bonne conformité fiscale de leurs clients ?
Quelle naïveté !
C’est, hélas, le pari fait par le G20 et l’OCDE, qui à ce stade s’en remettent entièrement à la bonne volonté des financiers. Certains banquiers offshore — la plupart, peut-être — sont honnêtes et respecteront la loi. Mais si d’autres trouvent avantage à servir les fraudeurs, l’évasion fiscale risque de continuer. En dissimulant leurs clients derrière des pyramides de sociétés-écrans, de trusts et de fondations, ils pourront prétendre ne pas gérer beaucoup d’argent français et ne communiquer qu’une information tronquée à Bercy.
Est-ce une vue de l’esprit ? Non, car c’est précisément ce type de dissimulation à laquelle s’adonnent à grande échelle les banques suisses depuis 2005, année de l’entrée en vigueur de la directive épargne de l’Union européenne. Cette directive demande aux établissements financiers de prélever un impôt sur les intérêts touchés par les Européens sur leurs comptes offshore.
Les révélations sur les pratiques de HSBC confirment ce que tout un chacun pouvait observer dans les statistiques publiées par la banque centrale suisse : afin de permettre à leurs clients d’esquiver le nouvel impôt, les banquiers genevois ont créé frénétiquement des sociétés-écrans au Panama et aux îles Vierges à l’été 2005, et en quelques clics y ont transféré des centaines de milliards d’euros. Ils se sont, autrement dit, ouvertement moqués de l’Union européenne. La moquerie continue à ce jour, ce qui d’ailleurs ne semble gêner ni les banquiers suisses — qui se présentent dorénavant comme des parangons de vertu — ni nos dirigeants, Nicolas Sarkozy en 2009 ou le ministre des finances, Michel Sapin, aujourd’hui, qui se flattent de leur grande efficacité dans la lutte contre les paradis fiscaux.
Dix ans après les débuts calamiteux de la directive épargne, beaucoup continuent de penser qu’il suffit de demander poliment aux banques offshore d’aider les autorités fiscales pour faire reculer l’évasion. Quelle naïveté ! Les lois sont nécessaires mais elles ne suffisent pas : il faut d’abord se donner les moyens de vérifier qu’elles sont bien appliquées ; il faut ensuite prévoir des sanctions précises et proportionnées pour les pays, les institutions et les banquiers qui voudraient les violer. Tout cela n’a rien de bien compliqué, et, avec un minimum de sérieux et de volonté politique, il est fort possible que l’évasion fiscale disparaisse à relativement brève échéance — simplement, on en est encore loin aujourd’hui.
Les moyens de vérification font encore cruellement défaut, car nos dirigeants combattent la fraude dans un brouillard statistique quasi complet. Les paradis fiscaux ne publient généralement aucune information utile. Ils se gardent bien, en particulier, de révéler le montant des fortunes qu’ils gèrent ainsi que leur origine, et jusqu’à présent personne ne leur a demandé de dissiper cette opacité.
La seule exception concerne la Suisse, qui publie des chiffres instructifs — quoique insuffisants — depuis la fin des années 1990. On connaît ainsi le montant total des fortunes étrangères gérées par les établissements helvétiques, soit près de 2 000 milliards d’euros en novembre 2014 (le dernier chiffre en date). Il s’agit d’un quasi-plus haut historique : alors que la filiale suisse de HSBC indique gérer bien moins d’argent aujourd’hui qu’en 2007, la place suisse dans son ensemble se porte bien. Depuis le sommet du G20 d’avril 2009, où fut proclamée pour la première fois la « fin du secret bancaire », le montant des fortunes offshore y a crû de 20 %. Cette dynamique vient avant tout de la croissance spectaculaire des très grosses fortunes — de ceux que les banquiers appellent les « ultra high net worth individuals », c’est-à-dire les ultra-riches, disposant de 50 millions de dollars (43,9 millions d’euros) et plus — ainsi que des flux venant des pays en développement. Les moyennes fortunes européennes, elles, sont en reflux.
A l’échelle mondiale, on peut estimer par des méthodes indirectesqu’environ 8 % du patrimoine financier des ménages est caché dans les paradis fiscaux. Soit 7 600 milliards de dollars aujourd’hui. L’examen du déséquilibre béant entre le montant des actifs et des passifs globaux permet de le constater.
Toutes ces richesses n’échappent pas à l’impôt : environ 20 % des avoirs européens détenus en Suisse étaient taxés à la fin 2013. Comment le sait-on ? Grâce à l’administration fiscale suisse, qui publie chaque année, dans le cadre de la directive épargne, des statistiques sur les avoirs que les Européens choisissent de déclarer volontairement dans leur pays de résidence. En comparant les fortunes que lesbanques indiquent gérer d’un côté à celles qui sont déclarées par leurs propriétaires de l’autre, on peut estimer que, jusqu’à récemment encore, 80 % des avoirs détenus en Suisse par les Européens étaient non déclarés.
S’inspirer des états-Unis
C’est moins qu’en 2007 — quand cette fraction dépassait 95 % —, mais cela reste somme toute relativement préoccupant. Ces chiffres permettent de porter un regard objectif sur les progrès réalisés, qui sont réels mais doivent être accentués. Pour mieux lutter contre l’évasion, il faut exiger des autres paradis fiscaux qu’ils publient des informations similaires, et de la Suisse elle-même qu’elle améliore la qualité de ses données.
A plus long terme, l’objectif central devrait être de créer un cadastre financier mondial, dans lequel seraient enregistrés les propriétaires d’actions, d’obligations, de parts de fonds de placement et de produits dérivés — tout comme est consignée la propriété immobilière dans le cadastre foncier créé en France en 1791. Un tel registre financier permettrait de mesurer la richesse sans avoir à s’en remettre au bon vouloir des banquiers offshore.
L’intérêt d’un tel registre va bien au-delà des questions fiscales : cet outil permettrait d’alimenter un débat public plus informé sur l’ampleur des inégalités de patrimoine, de mieux surveiller les flux de capitaux internationaux et de lutter plus efficacement contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.
Le cadastre financier mondial devrait être l’objectif principal des partisans de la transparence pour les années à venir. Bien sûr, beaucoup jugeront cette idée utopique — mais n’est-ce pas ce que les mêmes disaient de l’échange automatique d’informations il y a cinq ans seulement ?
Enfin, il est urgent que l’Union européenne s’inspire des Etats-Unis pour lutter plus efficacement contre la fraude et les pratiques délictueuses des mastodontes financiers. Le meilleur moyen d’enrayer l’évasion fiscale est de la rendre coûteuse et risquée pour ceux qui la facilitent. Cela signifie qu’il faut prévoir des sanctions élevées pour les territoires non coopératifs, et ne pas hésiter à imposer de lourdes amendes aux établissements qui aident les fraudeurs.
Pour s’assurer de la coopération de tous les paradis fiscaux, l’approche traditionnelle, qui consiste à dresser des « listes noires », ne suffit pas : ces listes finissent invariablement par se réduire à une poignée d’Etats insignifiants, parfois en quelques jours à peine. L’Union européenne et le G20 devraient plutôt s’inspirer de la loi Fatca, et prévoir des sanctions explicites — taxes sur les transactions financières ou tarifs douaniers — pour les territoires qui refuseraient l’échange automatique de données ou l’appliqueraient mal en pratique.
Ce n’est que quand la fraude coûtera plus aux paradis fiscaux qu’elle ne leur rapporte que l’on aura enfin réalisé un pas de géant.
Gabriel Zucman est professeur à la London School of Economics. Il est l’auteur de « La Richesse cachée des nations : enquête sur les paradis fiscaux » (Seuil — La République des idées, 2013).