Le Monde, 13 Novembre 2018. Alors que l’Assemblée nationale débat de la loi de finances, il est urgent de moderniser l’impôt afin de freiner l’optimisation fiscale, estiment le député Boris Vallaud et l’économiste Gabriel Zucman dans une tribune au « Monde ».
Tribune. Faut-il vraiment être imbécile pour continuer de payer ses impôts aujourd’hui quand tant d’autres font sécession ? Il serait juste de ne plus vouloir payer pour ceux qui ne paient pas, juste que les classes moyennes ne veuillent plus payer les impôts des hyperriches, les PME ceux des multinationales.
Car nous en sommes là. Le consentement à l’impôt est miné par l’optimisation fiscale débridée des grands gagnants de la mondialisation. C’est la démocratie libérale dans l’un de ses fondements essentiels qui est atteinte, sa légitimité et sa souveraineté attaquées par le libéralisme économique dans ce qu’il a de plus déloyal.
Nous en sommes là car nous avons laissé les multinationales se moquer des Etats et des peuples comme jamais auparavant. Qu’on en juge : en 2016, les entreprises américaines ont enregistré plus de profits en Irlande qu’en Chine, au Japon, au Mexique, en Allemagne et en France réunis. Et sur ces profits faramineux, elles ne se sont acquittées que du taux dérisoire de 5,7 %.
Nous en sommes là car, chaque année, 40 % des bénéfices des multinationales sont transférés artificiellement vers des paradis fiscaux et ainsi, 600 milliards de dollars (529,5 milliards d’euros) de base taxable échappent aux Etats.
La mondialisation est devenue déloyale
Nous en sommes là car l’Union européenne perd chaque année l’équivalent de 20 % du montant d’impôt sur les sociétés collecté, tandis que les pays en développement se trouvent privés de ressources majeures au regard de l’aide publique au développement qu’ils reçoivent. L’optimisation agressive et la course au moins-disant fiscal désarment les Etats. Elles affectent tout, l’économie, les ménages, les services publics, l’environnement. Elles alimentent jusqu’à l’insoutenable les inégalités et compromettent l’avenir. Elles nourrissent toutes les frustrations, tous les ressentiments et tous les populismes. Il suffit.
L’avenir ne saurait être la somme de nos non-choix, de nos petites lâchetés et de nos grands renoncements. Le laisser-faire n’est plus une option, et l’impuissance publique est coupable dès lors qu’elle n’est pas une fatalité. L’Europe est au tournant et sa responsabilité est éminente : réécrire les règles d’une mondialisation devenue déloyale, inégalitaire et destructrice de l’environnement.
Relever le défi du XXIe siècle, faire échec aux excès de la puissance privée, comme elle a su dans l’histoire battre en brèche les abus de pouvoir de la puissance publique pour construire l’Etat de droit. L’Europe doit s’affirmer comme puissance, défendre son modèle et ses valeurs, et faire sienne l’ambition de créer sans délai un nouvel impôt européen sur les sociétés. La Commission n’a pas été inactive sur ces enjeux, mais le projet de réforme de l’imposition des sociétés (ACCIS) qu’elle a conçu manque encore d’ambition, et surtout, est bloqué au Conseil — où l’unanimité de tous les Etats membres est requise — depuis 2011.
Nous appelons de nos vœux un juste impôt qui répartirait les profits mondiaux des multinationales à proportion de leurs ventes par pays afin de rapprocher la base taxable des activités réellement exercées sur chaque territoire et éviter ainsi les stratégies de fuite fiscale. Ce choix permettra en outre de mettre fin aux distorsions de concurrence entre les entreprises étrangères et les entreprises n’opérant que dans un seul Etat de l’Union en alignant de facto les assiettes et les taux. La France n’est jamais aussi grande que lorsqu’elle est à l’avant-garde des combats pour la justice.
Si nous voulons sauver le monde ouvert, loyal et durable, il est de notre devoir de le rendre vivable pour les sociétés et soutenable pour les Etats-nations. C’est pourquoi nous avons ensemble travaillé à la rédaction d’un amendement visant à traduire ce dispositif dans la loi française. La France peut montrer le chemin et prendre l’initiative, dès le 1er janvier 2020, de ce nouvel impôt sur les sociétés, fondé sur l’activité réelle des groupes internationaux. La loi de finances lui en offre l’occasion. Avec le soutien des hommes et des femmes de bonne volonté qui veulent encore espérer de l’Europe et de l’avenir, nous lançons un appel pour que les parlementaires nationaux adoptent ce nouveau dispositif qui inaugure une autre vision du nouveau monde.